« Vote utile», « Vote efficace» … les qualificatifs se multiplient pour donner un nom au phénomène que nous pouvons constater: d’un côté Marine Le Pen qui est en train de siphonner Eric Zemmour, de l’autre Jean-Luc Mélenchon qui siphonne aussi (dans une proportion moindre à cet instant) le reste de la gauche.
Ce phénomène n’est ni nouveau, ni surprenant. Et les termes employés eux-mêmes datent… Ironie de l'histoire, il semble bien que ce soit avec Jacques Duclos, candidat du PCF pour la présidentielle en 1969 , qu’apparaissent pour la première fois les expressions «vote utile» et «vote efficace», comme l'illustrent les deux affiches en illustration
En réalité ce qui peut paraître surprenant c’est que certains s’en étonnent.
En effet rien n’est plus prévisible qu’au moment d’une élection les électeurs et les électrices, dans leur grande majorité, répondent à la question posée. Là, en l'occurrence: élire un président de la République.
Et les électrices et les électeurs ne sont pas sans mémoire, sans expérience.
Depuis l’inversion du calendrier et la mise en place du quinquennat, en 2002, deux phénomènes sont intervenus qui pèsent profondément sur le comportement des électrices et des électeurs aujourd’hui:
-Entre 1965 et 1995, pendant trois décennies et six scrutins présidentiels, l’élection était une question gauche-droite et, à l’exception de 1969 où la gauche en raison de ses divisions est écartée (1), les seconds tours ont toujours donné lieu à un affrontement gauche-droite. Depuis 2002, l’extrême droite a bouleversé cette «tradition» et s’invite régulièrement au second tour (2002, 2017). La présidentielle depuis ne se joue plus à 2, mais à 3. Au premier tour la lutte pour la qualification n’a donc plus lieu, seulement, entre les forces d’un même camp (Pompidou-Poher en 1969, Mitterrand-Marchais en 81, Chirac-Barre en 1988, Chirac-Balladur en 1995), mais aussi entre les 3 grands courants qui composent aujourd’hui le paysage politique (gauche, droite, extrême droite). Et des trois, un sera éliminé dès le premier tour. Si la droite à toujours été présente au second tour, la gauche a déjà été absente en 1969, 2002 et 2017. Et pour l’instant s’y ajoute 2022.
-Depuis l’inversion du calendrier (2), la présidentielle a pris le dessus (3). Les législatives ne sont plus là pour permettre un débat et des choix sur la politique de la France, mais uniquement pour donner une majorité aux ordres du président. Résultat, avec ce calendrier cadenassé, les législatives sont devenues d’un intérêt très relatif pour l’électorat et l’abstention explose: 35,5% en 2002, 39,6% en 2007, 42,78% en 2012 et 51,3% en 2017. Près de 20 points de plus entre 1997 et 2017!
Un phénomène qui amplifie la présidentialisation et la bipolarisation. Pour se maintenir au second tour il faut, soit arriver dans les 2 premiers, soit réaliser au moins à 12,5% des inscrits ce qui représente plus +25% des exprimés vu le niveau de l’abstention.Conséquence: depuis 2002, il y a de moins en moins de triangulaires et de quadrangulaires et nous assistons à une bipolarisation de la vie politique. En 2002, 2007 et 2012 c’était entre le PS et l’UMP, en 2017 c’était entre LR-LREM.
Un vote tactique
La politique qui sera mise en œuvre pour les 5 ans à venir se décide dès le 1er tour de l’élection présidentielle. Cette réalité est prise en compte par une grand partie des électrices et des électeurs et compte pour beaucoup dans le vote qu’ils et elles expriment au premier tour de la présidentielle.
Un vote (4) qui s’adapte au monde du scrutin et à nos institutions devenues hyper présidentielles, avec comme corollaire une extrême personnalisation de ce scrutin et donc de la vie politique.
Pour ne pas avoir voulu prendre en compte cette évolution du comportement des électrices et des électeurs, certains vont sérieusement déchanter au soir du premier tour.
Et qu’ils ne comptent pas se rattraper aux législatives, la mécanique est impitoyable. Et pour en accroître l’effet, Macron, s'il est réélu, ne devrait pas hésiter à dissoudre l’Assemblée pour gagner deux précieuses semaines et profiter au maximum de l’élan d’une réélection.
Le 10 avril beaucoup d’électeurs et d’électrices auront donc un vote tactique pour que leurs idées (ou tout au moins celles qui s’en rapprochent le plus) puissent être représentées au second tour. Et… ne sait-on jamais.
Si on se base sur les sondages, et avec les réserves habituelles, si Emmanuel Macron est donné largement en tête au premier tour, Jean Luc Mélenchon à gauche et Marine Le Pen à l’extrême droite sont engagés dans une course à distance pour virer au soir du 10 avril en seconde position. Pas impossible que tout cela se joue à quelques centaines de milliers de voix….comme en 1969….
Et pour en finir avec le «vote utile», la seule solution reste une totale refonte de nos institutions, un retour à une véritable proportionnelle à tous les scrutins et limiter la fonction présidentielle à l’inauguration des plaques commémoratives.
Robert Injey
(1): 5 candidatures de gauche à l’époque contre 2 à droite. D’où la campagne au vote utile engagée par le PCF pour Duclos qui loupe le second tour pour 460 000 voix.
(2): Terme qui n’est pas le plus explicite il faudrait bien plus parler d’un calendrier Présidentielle/législatives totalement cadenassé pour éviter, comme en 1986, 1993 et 1997 que les législatives jouent véritablement leur rôle et imposent une nouvelle majorité.
(3): Ironie de l'histoire, les deux forces politiques qui ont mis en place cette inversion (le PS et le RPR), pour éviter la cohabitation, seront écartées du second tour.
(4): L’utilisation des termes «vote utile» ou «vote efficace», peuvent porter une dimension péjorative laissant entendre qu’il y aurait des votes inutiles. Je préfère et de loin l’idée de vote tactique dans un contexte donné et pour un mode de scrutin particulier.